La mer sans les bouteilles
Et nous voilà. "Frères humains", disait-il, l'autre, le poète scandaleux, le gibier de gibet, le contemplateur de potence...
Dieux, que de tristesses dans toutes ces vies, que d'abandons en ce siècle tout neuf ! Nous vivons en Europe, entassés les uns sur les autres. Et partout, de tous côtés, s'élèvent ces pauvres voix nouées, s'évaporent dans le vide tous ces soupirs que seul le vide entend. Ou quelques êtres comme moi, que les coups assénés par le vivre ont ouverts, de gré ou de force, à l'âme d'autrui.
Elles n'entendent personne, celles qui pleurent en silence sur la vie perdue, le couple brisé, le temps qui s'enfuit. Et de l'autre côté du monde coupé en deux, par dessus les barrières dressées par les convenances, j'entends raire aux nuits de brume ceux qui espèrent à en mourir debout, la belle qu'ils pourront serrer contre eux aux jours de bise.
Ils sont persuadés, tous, que Cupidon les boude, que l'amour les abandonne, que rien ne viendra les tirer de cette lente misère où tout le coeur se vide, exsangue, où le sang sèche, froid, répandu dans les larmes qu'ils ne versent plus...
Ils n'osent plus. Ils ont mal. Ils ont peur.
"Qu'attend-elle de moi, celle-ci qui s'approche, parée de son sourire ?"
"Que va-t-il exiger, lui qui est là, devant moi, à me dévisager ?"
Ils ont trop subi. Ou trop entendu parler, aussi, de ces couples maudits ou l'abandon eût mieux valu que l'usure quotidienne, que la haine tiédie, servie à tous les repas comme ces bols de soupe, ni très chauds ni très froids, qu'on avale sans appétit, sans y penser, dans le vide mou d'un écoeurement sans fond. Et bien sûr, ils ont peur... Qui n'aurait pas peur, à leur place ?
Se trouve-t-il encore quelqu'un qui oserait leur dire que la vie est là ? Que les portes sont ouvertes ? Que les vieilles recettes en faillite doivent être dépassées et que c'est à eux de le faire ? Qu'ils sont beaux, qu'ils seront beaux, sûrement, dans le regard que quelqu'un portera sur eux ? Que c'est une aventure périlleuse et insensée, et qu'il faut qu'ils la vivent ? Parce que la Vie est en soi quelque chose de périlleux et d'insensé ? Et de mortel, aussi ?
Mais si je le leur dis, est-ce qu'ils pourront m'entendre ? J'aimerais bien.