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Après les papillons...
9 février 2012

C'est toi (A corps et à larmes)

Il y a une histoire qui m'est tombée dessus, ce matin, dans l'entre-deux-eaux du réveil. Je me serais volontiers rendormie, mais elle a insisté. Je n'ai pas pu faire autrement que de l'entendre se raconter, et maintenant, il faut que je te la donne, parce que, en fait, elle est à toi, cette histoire. 

C'est une histoire simple, triste et belle, comme beaucoup d'autres. C'est l'histoire d'une fille qui a fait son printemps, dans le mitan du fracas d'une guerre. Drôle de moment pour éclore, tu me diras. Ben, c'est qu'à quinze ou dix-sept ans, on ne choisit pas. Eût-elle pu éclore un peu plus tard dans l'Histoire, la grande, que certains destins n'auraient pas lieu d'être... ou alors aux Etats, ou en Québec. Mais ça, c'est pas la nôtre, d'histoire, la petite, celle qui se raconte toute seule. 

Une fille jolie, gentille, jeune. Une fille avec les poignets fragiles, et du bleuté au creux des coudes. Ici,  l'histoire m'a dit qu'elle avait, en plus "l'intelligence des alouettes". Intelligentes ? Les alouettes ? "Oui Elles savent de tout temps chanter juste. Et haut !" m'a répondu l'histoire. D'accord... Elle avait donc l'intelligence des alouettes. Une timide, une doucette, une facile à effrayer. Une obéissante, habituée au respect des discours en majuscules du père, du curé, de la demoiselle de l'école. Une taiseuse, aussi. Tu la vois bien, là ? Longue, fine, un peu pâle, trop douce, avec un petit coeur qui s'emballe pour tout et rien, et la laisse sans voix, essoufflée, les larmes au bord des cils. De son nom, pas d'écho. C'est juste "elle". 

Un peu comme pour "lui", d'alleurs. Pas moyen de savoir comment il s'appelle. L'histoire n'a pas voulu me le dire. Ni me dire s'il venait, descendant de huguenots, des environs de Coblence, ou si c'était un fils de ces paysans des confins, à la germanité incertaine, un Silésien ou un Kachoube. Juste un gars, un que la guerre avait emporté dans un tourbillon, qui y avait perdu pied, et qui flottait, dans sa jeunesse écorchée, et le goût du silence perdu.
Ce que j'en sais, c'est qu'il était robuste, avec des yeux bruns un peu triangulaires, des mains courtaudes aux ongles rongés. Que c'était un rêveur, et que chez lui, il s'était retrouvé très jeune à veiller sur les bêtes qui devaient mettre bas, de la chatte dans la grange à la vache de l'étable. C'est qu'on avait compris que, encore enfant, il avait déjà "la bonne main" avec les animaux, et que sa présence et sa voix apaisaient les pires carnes. Juste que, quand le temps venait de tuer le cochon, il partait pour longtemps de la maison, et n'en revenait que deux ou trois jours après, l'oeil flou et des feuilles mortes plein les cheveux. Un apprivoiseur, quoi. Un qui n'aurait jamais dû être obligé de voir le sang, de prendre des armes... Un que ceux de son camp n'aimaient pas, parce qu'il ne savait pas obéir, qu'il était lisse comme un galet poli, et tendre en même temps. Il n'avait pas vingt ans. C'était pas le soldat agressif d'un empire au faîte de sa gloire, non. Juste un gamin jeté aux quatre chemins, loin des siens. 

Tu les vois bien, là ? J'ai peur de ne pas arriver à les dire aussi bien que l'histoire de ce matin. Quand elle me les a racontés, c'est comme si j'étais avec eux, dedans, tout près. Et maintenant, je trouve que mes mots à moi, ils sont pauvres. Et secs... Et c'est pas comme ça que ça doit être ! 

Bien sûr, ils se sont rencontrés. Il était, une fois de plus, parti balader loin de son groupe. Il cherchait, si je me souviens bien, une laie qu'il avait trouvée au détour d'un buisson. Il voulait voir si les marcassins étaient encore tous avec elle.
Elle, sa mère l'avait envoyée chercher je ne sais quoi, je ne sais où. Une de ces courses absurdes dont on charge les filles pour leur permettre de prendre l'air hors de la maison, mine de rien, pour leur faire du bien en se gardant l'apparence de les tenir utilement occupées. Tu te souviens ? C'était encore comme ça, il n'y a pas si longtemps, ici... 
Et donc, ils se sont retrouvés nez à nez, oups ! Elle a eu peur, très peur. Tu te rends compte : croiser l'ennemi, dans un coin désert, entre chien et loup ! Il lui a souri, lui a fait signe de passer. Elle a obéi à son geste. Lui, il l'a regardée longtemps. Comment elle marchait, légère, avec un chant en silence qui semblait vibrer de trilles autour d'elle... Aïe ! Tu les vois, là ? Elle qui part en marchant courageusement, en osant lui tourner le dos. Et lui qui la regarde, l'oeil brumeux, l'oreille tendue. Et déjà le coeur un peu pincé. Le coeur et le reste, ben sûr ! Ils sont jeunes, tu te souviens ? Ils ont l'âge de l'étincelle et de l'amadou. Pas moins. 
La suite, tu t'en doutes, elle est déjà écrite. A force... ils se sont rencontrés souvent. "Par hasard", ou un peu exprès, va savoir. Ils se sont apprivoisés l'un à l'autre. Malgré (ou peut-être justement "à cause de") la laideur autour d'eux, la mort qui maraude, l'indifférence du temps qui passe, le poids des majuscules de l'Histoire sur leurs épaules... Et comme ils étaient à leur printemps, l'un et l'autre, ils se sont embrasés, étreints, embrassés. Ca t'étonne ? Moi pas. Je me souviens d'avoir eu, moi aussi, l'âge de l'étincelle et de l'amadou, hein. Pas de quoi jeter des pierres à un moineau. 

Sauf que... Sauf que c'était la guerre, que l'absurdité du monde les avait déclarés officiellement ennemis. Sauf qu'il a dû partir, et qu'on n'en a plus eu de nouvelles après. L'histoire a refusé de m'en dire plus à son sujet, mais j'ai bien peur qu'il se soit fait tuer, par un héros de dernière minute, alors qu'il était en train de parler à un chevreuil en lisière de forêt, inattentif à ce qui rampait derrière lui... 

Et elle, elle est restée. Et elle était enceinte. Sa mère s'en est doutée assez vite, à la voir pâlir devant son assiette, à l'entendre vomir tous les matins. Elle n'a rien dit, sa mère. Dans cette maisonnée-là, elles se taisaient, les femmes. C'était mieux comme ça, et aussi plus simple pour elles. De toute façon, elles auraient essayé de parler qu'on ne les aurait pas écoutées. 
Le moment est venu où sa grossesse était impossible à cacher. Et là, ça a commencé les ragots et la médisance. C'est arivé aux oreilles de son père, bien sûr. Il a appris que... Il a hurlé, il a frappé, aussi. Il a tempêté, parlé de Patrie bafouée, d'Honneur perdu, de Réputation souillée, de Péché et de Vice. Il a sermonné en majuscules. Tu sais, ces discours qui écrasent, qui font si mal à ceux à qui ils s'adressent. Et qui font mal aussi à ceux qui les prononcent, mais eux ne s'en rendent pas compte ou pas tout de suite. 


Enfin, de honte en discours, de conciliabules en décisions prises par dessus sa tête et son consentement, elle a été envoyée ailleurs. Version officielle : une cure d'air, un problème d'anémie ou de poumons... un aérium, de la famille à la campagne. Je ne sais plus. Si l'histoire me l'a dit, encore, c'est pas obligé. 
Elle a accouché. Dans la douleur, bien sûr. Loin de chez elle. Et sans réconfort. Tu ne voudrais pas, quand même, qu'une pécheresse de cet acabit, on ne lui laisse pas l'occasion d'expier tout à loisir ? Elles étaient comme ça, les "bonnes" soeurs. Tu dois le savoir, toi, hein ! 
Quand elle a demandé, d'une petite voix d'oiseau fracassé, à voir cet enfant issu d'elle, elle s'est fait rabrouer. Pas question.  Elle ne pouvait pas voir son fils, elle n'avait pas le droit de le tenir dans ses bras. Puisque de toute façon, c'était pour l'abandonner, il ne fallait pas qu'elle s'y attache. C'était comme ça. C'était irrévocable. Et c'était le règlement. 

De ce jour, son coeur d'alouette a sombré comme un caillou. Il n'y a plus jamais eu autour d'elle ces trilles que seuls les apprivoiseurs au coeur d'enfant perçoivent. Elle a vécu. Je ne sais quoi, ni où, ni combien de temps. L'histoire n'a pas voulu me le dire. Elle avait sans doute ses raisons. 


Le gamin, lui, a fait de sa vie ce qu'il a pu. Avec ce qu'on lui a donné. A son tour, il donne à la vie ce qu'il peut. Comme nous tous. J'ai un regret, pourtant. Personne n'a pu lui raconter cette histoire, alors que peut-être, elle l'aurait bercé comme il aurait dû l'être. Mais bon, la vie fait ce qu'elle veut. Ou ce qu'elle peut. Va savoir ? 
 

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Commentaires
M
Les larmes aux yeux, chère conteuse....je vois ton coeur, avec ses immenses bras, remplis d'amour...merci, infiniment merci...
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Après les papillons...
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